Toufah Jallow, jeune femme de 24 ans, est devenue un visage de la lutte contre les violences sexuelles depuis qu’elle a accusé l’ancien président gambien Yahya Jammeh de viol. Découvrez son récit dans ce article du journal le monde.
Toufah Jallow n’est jamais fatiguée de parler. Dans la cour fleurie d’un restaurant de Dakar, la jeune Gambienne de 24 ans s’assoit à peine qu’elle affirme déjà d’une voix tranchée : « Est-ce que ça se voit que je suis victime d’un viol ? La plupart des gens ont une idée de ce à quoi doivent ressembler un violeur ou sa victime qui doit être faible. Si vous êtes forte, vous êtes décrédibilisée. Moi, je veux prouver le contraire. »
De passage dans la capitale du Sénégal dans le cadre des seize jours d’activisme pour mettre fin aux violences faites aux femmes initiés par l’ONU, elle a rencontré des féministes sénégalaises pour débattre des actions à mettre en œuvre au niveau régional.
Le combat de Toufah Jallow, devenue le visage de la lutte contre les violences sexuelles en Gambie, a commencé quand elle a fait son « coming out ». En juin 2019, cette ancienne miss Gambie, élue en 2014 lors d’un concours de beauté organisé par l’Etat, accuse l’ancien président et dictateur gambien Yahya Jammeh, aujourd’hui en exil en Guinée équatoriale, de l’avoir violée alors qu’elle avait 18 ans.
L’ONG Human Rights Watch (HRW) avait démontré dans un rapport que l’ex-chef de l’Etat avait usé de sa position pendant ses vingt-deux années au pouvoir (1994-2017) pour abuser sexuellement de jeunes femmes. Parmi les trois victimes témoins, Toufah Jallow est la seule à parler à visage découvert.
« Encore plus forte que jamais ! »
Une prise de parole qui intervient quatre années après les faits. Quatre années pendant lesquelles Toufah Jallow s’est tue. Traumatisée, terrifiée à l’idée d’être de nouveau violée par Yahya Jammeh, elle a d’abord traversé illégalement la frontière entre la Gambie et le Sénégal, habillée d’un niqab. Puis elle a obtenu le statut de réfugiée au Canada, où elle a essayé de se reconstruire dans un foyer pour femmes, loin de sa famille qui ne connaissait toujours pas sa véritable histoire.
Avant de se lancer publiquement, elle voulait d’abord raconter son terrible vécu à sa mère. « Elle m’a poussée à parler, pour pouvoir retrouver sa fille. Car j’avais beaucoup changé après mon viol, j’étais silencieuse et peu dynamique. Maintenant, je suis redevenue moi-même, encore plus forte que jamais ! », assure avec un grand sourire Toufah Jallow, coiffée de longues dreadlocks ornées de bijoux scintillants.
« J’ai aussi décidé de parler parce que je ne trouvais pas de témoignages de femmes ayant survécu à un viol. Je voyais seulement des chiffres : une femme sur cinq est violée en Gambie. Mais pourquoi ces histoires sont-elles invisibles ? C’est déshumanisant », se révolte encore la militante.
Mais les conséquences sont lourdes pour la jeune femme et également pour sa mère, qui devient la cible d’insultes et de menaces et doit être mise sous protection pendant trois mois. « Je me suis longtemps sentie coupable car ma décision a complètement changé la vie sociale de ma mère. Mais, moi, je n’ai jamais eu peur car j’ai survécu au pire. J’ai cru mourir le jour de mon viol », se remémore Toufah Jallow, pour qui sa force ne vient pas de son histoire mais de celles des autres femmes dont la parole s’est enfin libérée.
Le hashtag #IamToufah
Car tout s’est rapidement enchaîné après son témoignage. Une marche pour dénoncer les violences faites aux femmes a été organisée à Banjul en juillet 2019 et des centaines de Gambiennes ont raconté leurs histoires sous le hashtag #IamToufah, devenu le #metoo gambien. « Au début, je me suis battue pour moi et pour que justice me soit rendue. Je me pensais seule. Mais j’ai découvert que beaucoup d’autres femmes ont subi des violences », se rappelle Toufah Jallow, qui s’est sentie « transcendée ».
Son combat personnel a fini par dépasser sa confrontation avec Yahya Jammeh. « Si l’ancien président a pu agir contre moi, c’est qu’un système lui a permis de le faire. Il avait seulement plus d’argent et de pouvoir », constate la militante.
Mais que faire ? Dans son élan, la jeune femme, encore réfugiée au Canada, lance la Toufah Foundation qui a pour objectif d’éradiquer les violences sexuelles fondées sur le genre en Gambie. « C’est une structure pour les survivantes, gérées par ces mêmes survivantes et non par des personnes tierces en leur nom. Un moyen de leur donner de la visibilité », plaide Toufah Jallow.
Depuis, les projets se multiplient : des podcasts démocratisent les concepts de genre ou de féminisme en langues locales, une série de sketchs de réalité inversée met en scène des hommes discriminés et harcelés dans un monde de femmes et un documentaire dresse le portrait de femmes puissantes ayant survécu à un viol.
Témoigner à visage découvert
« Nous ne voulons plus être vues comme des victimes, mais comme des survivantes qui veulent éradiquer ces injustices. Survivre n’est qu’une partie de notre identité, à nous de nous réinventer », lance Toufah Jallow, dont l’avant-bras est marqué par un tatouage où figure le mot « survivor », intégré au symbole de l’infini. Agir, une manière aussi de se guérir soi-même.
Entre-temps, la jeune femme s’est aussi exprimée devant la commission vérité et réconciliation de Gambie, chargée de mettre en lumière les crimes commis sous le régime de Yahya Jammeh. Une session dédiée aux violences faites aux femmes a été organisée en octobre 2019, « même si elles ne sont pas suffisamment prises en compte de façon transversale », regrette Marion Volkmann-Brandau, enquêtrice qui a travaillé sur le rapport de HRW sur le système de prédation sexuelle mis en place par Yahya Jammeh.
Toufah Jallow a tout de même voulu témoigner – une fois de plus à visage découvert – dans le cadre de cette commission afin de briser le silence. « J’ai raconté mon histoire de façon très crue, expliquant que cela impliquait un vagin et un pénis. Détailler précisément les faits me permet de posséder mon récit et qu’il ne soit pas laissé à l’imagination des autres. Je veux faire partie de l’histoire et la documenter pour que les prochaines générations et prochaines victimes puissent s’y référer », explique Toufah Jallow.
Elle continue tout de même à douter que les recommandations de la commission seront suivies ou classées prioritaires par le gouvernement. « Et même la visibilité que j’ai acquise ne vient pas de mon histoire ou de ma résilience, mais de l’identité et du statut de mon agresseur », constate-t-elle d’un rire ironique, consciente que le combat est encore long.
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