Aux côtés de plus d’une douzaine de spécialistes de l’agriculture africaine les plus pointus du monde, le Dr Agnès Kalibata, présidente de l’Alliancepour la Révolution verte en Afrique(AGRA) a contribué à un numéro spécial consacré au devenir de l’agriculteur africain à l’époque du numérique.Nous vous proposons quelques extraits retranscrits en français.
En Afrique, la croissance démographique et la classe moyenne en pleine expansion sont en train de créer un marché intérieur des produits alimentaires, qui devrait atteindre 1 000 milliards de dollars en 2030. Mais pour que les petits exploitants agricoles africains puissent saisir cette chance, nous devons arrêter de les cantonner dans notre esprit à l’agriculture de subsistance et prendre conscience de leur potentiel de génération de revenu.
Le mot « subsistance » implique une lutte pour la survie, et non l’idée de création d’une entreprise florissante. C’est pourquoi aucun enfant de fermier pratiquant l’agriculture de subsistance ne veut suivre ses traces. La plupart la voient comme un métier qui les maintiendra dans la pauvreté. Pour la majorité des fermiers africains, elle est généralement un piège les menant à une misère où simplement subsister est un emploi occupant tout leur temps. Mais les fermes africaines sont tout à fait capables de devenir des activités rentables.
Aujourd’hui, la plupart des fermiers ne produisent qu’une partie de ce que leurs terres pourraient fournir, principalement parce qu’ils n’utilisent ni semences améliorées ni engrais. En Ouganda, par exemple, 87 % des petits exploitants agricoles conservent et utilisent leurs grains comme semences, même s’il existe de nouvelles variétés qui pourraient quadrupler leurs rendements.
Une raison de leur réticence à l’achat de nouvelles semences est que la plupart des agriculteurs africains fonctionnent dans un environnement qui les a toujours tenus au bord de la misère. Il est vrai que beaucoup d’entre eux n’ont pas accès aux intrants agricoles améliorant le rendement, notamment les graines, les engrais, et l’information. Plus important encore, ils font confiance à leurs propres semences parce qu’ils les connaissent et ne peuvent se permettre de parier sur l’inconnu.
De nombreux agriculteurs africains se demandent aussi pourquoi ils devraient investir dans l’accroissement de leur production alors qu’ils n’ont pas accès à des marchés où ils pourraient vendre leurs excédents. La République démocratique du Congo, le onzième plus grand pays du monde en superficie, compte moins de 2 250 km de routes revêtues, à peu près autant qu’une ville américaine de taille moyenne. Et quand les fermiers réussissent à amener leurs produits jusqu’au marché, ils ne parviennent pas à y obtenir une juste rémunération parce qu’ils manquent d’information sur le prix des produits.
Comment les agriculteurs africains, un énorme électorat regroupant 70 % de notre population, peuvent-ils aller au-delà de la subsistance ? Pour commencer, les pouvoirs publics nationaux et la communauté du développement peuvent leur donner des moyens en leur fournissant plus d’options en matière de semences, d’engrais et de possibilités de commercialisation.
Les fermes africaines sont tout à fait capables de devenir des activités rentables
La bonne nouvelle est qu’au cours de la dernière décennie, nous avons appris beaucoup de choses sur les semences locales et les besoins des sols dans les exploitations agricoles africaines. Nous avons également vu de nombreuses organisations intensifier leurs efforts, notamment les sélectionneurs de plantes dans les centres du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (GCRAI) et les spécialistes des sols du Centre international de développement des engrais. De plus, de nouvelles initiatives, comme celle du Partenariat africain pour l’engrais et l’agro-industrie (AFAP – African Fertilizer and Agribusiness Partnership), fournissent des mélanges d’engrais adaptés aux conditions spécifiques des sols. Il existe des moyens innovants d’étendre ces solutions.
Dans certaines parties du Kenya, de la Tanzanie et du Mozambique, des ONG et des partenaires du secteur privé mettent les petits exploitants agricoles en relation avec des personnes locales de confiance qui fournissent des semences, des engrais et autres fournitures, ainsi que la formation à leur utilisation. Les taux d’adoption peuvent atteindre jusqu’à 70 % parce que, pour autant qu’ils aient l’occasion de les essayer, les agriculteurs sont disposés à payer pour ces intrants.
Les innovations numériques accélèrent également le passage à une agriculture orientée vers le marché. Plus de 750 millions d’Africains des zones rurales utilisent déjà des téléphones mobiles, ce qui permet, par exemple, aux agriculteurs du Nigéria de recevoir des bons pour des semences et des engrais directement par leurs téléphones. Rien qu’au cours de sa première année, ce programme a atteint 1,7 million d’agriculteurs et les a aidés à produire 8,1 millions de tonnes supplémentaires de nourriture.
Quand j’ai accepté le poste de ministre de l’Agriculture du Rwanda, je savais que les problèmes alimentaires de l’Afrique n’étaient pas dus aux agriculteurs, mais à nos propres manquements à leur offrir des solutions. Nous avons adopté des politiques pour aborder leurs problèmes, si bien qu’entre 2005 et 2014, deux millions de Rwandais (20 % de la population du pays) se sont sortis de la pauvreté. Le revenu annuel moyen est passé de moins de 250 dollars à presque 650 dollars. La Banque mondiale a attribué 65 % de cette augmentation à la croissance du secteur agricole.
Tout n’est certes pas devenu parfait au Rwanda, mais l’engagement de celui-ci en faveur des petites exploitations agricoles montre ce qu’il est possible de faire.
Maintenant, il nous faut voir ce type d’engagement s’étendre à travers toute l’Afrique. Donnons à nos agriculteurs la possibilité de prospérer, et ils feront fleurir un avenir économique prometteur qui profitera à tous les Africains.