Cet article est une synthèse d’une étude que nous avons menée sur les types de violences que subissent les femmes journalistes burkinabè. S’appuyant sur des entretiens approfondis réalisés auprès de 22 femmes journalistes et de 10 rédacteurs en chef et directeurs de publication travaillant dans des rédactions à Ouagadougou, elle révèle que les femmes journalistes sont victimes à la fois de violences organisationnelles (violences subies au sein des rédactions) et de violences publiques (violences subies hors des rédactions). L’étude a été commanditée par la Fondation des médias pour l’Afrique de l’ouest dans le cadre d’un partenariat avec le Centre national de presse Norbert Zongo.
Introduction
La problématique des violences dont sont victimes les journalistes n’est une question nouvelle. De nombreux auteurs ont déjà abordé le sujet (Frère, 2015 ; Yaméogo, 2018 ; Le Cam et al. 2021). Cette étude s’inscrit dans la lignée de ces travaux, mais questionne la thématique sous le prisme du genre. Elle s’intéresse spécifiquement aux femmes journalistes burkinabè. Elle vise à saisir, dans le contexte du développement du numérique, les formes de violences (agressions physiques, violences verbales et psychologiques, discriminations, stéréotypes et préjugés, harcèlement sexuel, sexisme, cyberharcèlement) qui structurent, organisent, régulent ou déstructurent les rapports sociaux et professionnels et qui sapent leur épanouissement des femmes des médias. Il s’agit, en d’autres termes, d’analyser les inégalités de genre en tant que formes de violences et construit social pour mettre en lumière leur niveau d’ancrage dans les rédactions burkinabè. Nous nous focalisons particulièrement sur la violence envers les femmes journalistes sans ignorer que les hommes journalistes subissent également diverses formes de violence liées à leur activité professionnelle. La question principale à laquelle l’article répond est celle de savoir : quelles sont les formes de violences auxquelles les femmes journalistes burkinabè sont l’objet et comment se manifestent-elles ?
Méthodologie
Il s’agit d’une étude qualitative qui implique le recueil des témoignages et de récits autobiographiques auprès d’hommes, mais davantage de femmes journalistes sur les formes de violences dont elles sont victimes. L’étude s’intéresse à la fois aux violences publiques (celles qui sont l’œuvre du monde extra-journalistiques, comme les sources d’information, les auditeurs, les téléspectateurs, les lecteurs…) qu’aux violences organisationnelles (celles qui sont pratiquées au sein des rédactions et dont les femmes en sont victimes). L’enquête s’est déroulée de juillet à août 2022 à Ouagadougou.
Elle a touché 22 femmes journalistes de divers médias (radio, télé, presse imprimée, presse en ligne) et 10 responsables éditoriaux (rédacteurs en chef, chef de programmes, directeurs de publication). Au total, 12 médias, tous statuts et toutes catégories confondues ont été touchés par l’étude. Le matériau collecté (le propos des informateurs) a fait l’objet d’une analyse thématique. La méthode a consisté en une classification et extraction des phrases les plus significatives sur la base d’un travail préalable d’identification des thèmes les plus significatifs selon leur fréquence d’apparition.
Résultats
Des rédactions diversement sensibles au genre
Les résultats auxquels est parvenue l’étude sont aussi bien intéressants qu’interpellateurs. D’entrée de jeu, on retient qu’il n’existe pas une organisation spécifique liée au genre dans les rédactions et dans les entreprises médiatiques basées à Ouagadougou. Les journalistes hommes et les journalistes femmes travaillent sans aucune considération sexuée ou genrée. Non seulement, il n’existe pas dans les médias de politique en matière de genre qui spécifie les tâches et les rôles selon le sexe, mais aussi les femmes ne bénéficient pas de protection particulière en matière de sécurité.
Toutefois, de manière intuitive, certaines rédactions affectent des tâches à des femmes et pas à des hommes et inversement. Selon les horaires du travail ou la pénibilité de la tâche à exécuter, l’équité est parfois la règle non écrite qui structure et organise l’activité journalistique. Pour les terrains risqués ou sensibles, les reportages où il peut avoir de la violence, des efforts physiques énormes à consentir ou des voyages urgents de dernière minute, on privilégie les hommes au détriment des femmes. Certaines femmes ne trouvent pas d’inconvénient à cette discrimination sexuée. « Il y a des missions parfois qui sont difficiles pour une femme. Par exemple, missions où tu dois quitter la maison à 3h pour aller chercher le matériel à la rédaction pour un départ à 4h du matin, c’est difficile.
Une femme seule sur la voie à 3h, tu te demandes si tu vas arriver », (Journaliste Radio et Télé, 4 ans d’ancienneté). Les conditions physiologiques de la femme, comme la grossesse, la maternité, l’allaitement sont des réalités objectives qui la dispense de certaines tâches. Mais, tout cela n’est pas figé et réglementé si bien que dans une même rédaction, selon le caractère, la personnalité et l’humeur du décideur éditorial, les règles non écrites fluctuent. D’une rédaction à une autre, on observe également des variations dans l’organisation genrée des rôles et des tâches. Ce qu’un média ne demandera pas à une femme de faire du fait de la spécificité de son statut de femme ou de son état physiologique, un autre média le fera sans gêne.
Typologie des violences
L’étude révèle que les violences dont les femmes journalistes sont victimes sont de deux ordres : elles sont organisationnelles et publiques. Les violences organisationnelles se produisent dans les rédactions ou au sein de l’entreprise médiatique. Les plus couramment commises sont la violence verbale, le harcèlement sexuel, la discrimination fondée sur le sexe, l’assignation systématique des femmes aux « soft news » alors que les « hard news », qui pourraient faire la notoriété d’un journaliste, sont réservés aux hommes. Cette réalité dépeint le fait que les compétences et les capacités professionnelles de femmes sont parfois, à tort ou à raison, consciemment ou inconsciemment, minimisées ou sous-valorisées. Quant aux violences publiques, elles se produisent hors des rédactions. Elles sont l’œuvre d’acteurs non journalistiques comme les sources d’information, les annonceurs, les publics médiatiques et la société de manière générale.
Les types de violences publiques dont les femmes sont l’objet sont le harcèlement sexuel, le cyberharcèlement, la discrimination religieuse. Ce témoigne illustre la discrimination religieuse : « Lors de la fête de le tabaski 2021, une de nos journalistes est allée couvrir une prière au terrain Boukary Dabo à l’université. Elle avait porté un habit sans manche, et, à la fin de la prière, un du groupe de personne ayant participé à la prière l’a interpellée pour lui demander : ‘‘pourquoi vous avez porté cet habit pour venir chez nous ? On ne porte pas ça chez nous’’. Et ils ont pris sa photo balancer sur les réseaux sociaux » (Journaliste Télé, 8 ans d’expérience). Les femmes sont aussi victimes de cas isolés et marginaux de violence physique parmi lesquels les attouchements des ‘’rondeurs’’, les bousculades lors des manifestions, mais cette dernière catégorie de violence physique concerne aussi bien les femmes que les hommes journalistes.
Le rapport révèle que la forme de violation la plus régulière et la plus pressante subie par les femmes journalistes concerne les préjugés et les stéréotypes. Celles-ci sont perçues par la société comme des « femmes aux mœurs légères », des « femmes incapables de réussir une vie de foyer », des « mauvaises mères », d’« effrontées », de « perturbatrices sociales ».
Des souffrances silencieuses
Les violences dont les femmes sont l’objet les affectent moralement, socialement, intellectuellement et professionnellement, mais elles ces préfèrent vivre ces violations dans le silence des plus assourdissants. Ce comportement de victime résignée favorise la méconnaissance des droits qui régissent ce délit. Le harcèlement est souvent commis par des hommes de pouvoir, ce qui classe les victimes dans une position de faiblesse, les obligeant à se murer dans le silence assourdissant. « En voulant parler de ça, on devient encore un miroir, voire la risée de tout le monde. J’ai eu l’impression que la société nous force à garder le silence. Je ne sais pas si c’est nous qui n’osons pas, mais il va falloir un jour franchir le pas et aller porter plainte. Mais le regard de la société ne facilite pas cela pour le moment » (Journaliste Télé, 11 ans d’expérience).
Cette tendance à se murer dans le silence est, d’une part, le fruit de la peur des victimes d’être objet de raillerie. D’autre part, elle vient du fait que l’environnement médiatique du Burkina Faso traite généralement le harcèlement sexuel comme un sujet tabou. Aussi, l’absence d’un cadre de gestion des violences ne favorise pas la dénonciation, tout comme l’absence d’assistance, par des psychologues, des victimes.
Conclusion et recommandations
Cette recherche a permis de comprendre les conditions et le contexte dans lesquels travaillent les femmes journalistes au Burkina Faso. Celles-ci exercent sous de pesantes contraintes. Alors même qu’elles sont déjà objet de toutes sortes de préjugés, d’idées reçues et de stéréotypes dégradants et dévalorisants, elles subissent diverses formes de violences à la fois organisationnelles et publiques. Ces actes de violence les conduisent au renoncement, soit par la démission, soit la mobilité ou la reconversion professionnelle. La plupart des victimes de violence préfèrent cependant se murer dans le silence pour diverses raisons dont la peur de la perte du foyer, de la condamnation et de la vindicte sociale. Cette peur tient au fait que beaucoup de journalistes ne sont pas formés à la gestion des violences et aux mécanismes de réhabilitation. Pour réduire les violences, la mise en place d’une politique genre dans les rédactions s’impose.
Le Conseil supérieur de la communication peut également participer à la lutte contre les violences en assurant le monitoring des contenus médiatiques afin d’identifier les propos violents envers les femmes en général et les femmes journalistes en particulier. Le rôle des organisations professionnelles des médias n’est pas non plus à négliger. Elles peuvent mettre en place un service d’assistance psychologique pour une meilleure prise en charge des victimes de violences. Quant aux propriétaires de médias, ils sont invités à instituer dans les rédactions des cellules genre pour soutenir les victimes de violences.
Références
FRÈRE Marie-Soleil. Journaliste en Afrique : métier à risque et risques pour le métier. Du risque en Afrique. Terrains et perspectives, Paris, Karthala, 2015, p. 132-153.
LE CAM Florence, PEREIRA Fabio Henrique et RUELLAN Denis. Violences publiques envers les journalistes et les médias : Introduction. Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo, 2021, vol. 10, no 1, p. 6-9.
YAMÉOGO Lassané. Radiodiffusions et extrémisme violent : autopsie d’un journalisme assiégé, 2018, Ouagadougou, CNP-NZ
Dr Lassané Yaméogo
Chercheur au CNRST, auteur de l’étude
L’intégralité du rapport à lire ici: