De nombreux adolescents obtiennent leur premier téléphone dès l’entrée au collège. Comment encadrer son utilisation tout en respectant leur intimité et en favorisant leur autonomie ? «Tous mes copains en ont un». On parle bien sûr du téléphone portable, l’ultime accessoire que tout adolescent réclame dès l’arrivée dans la cour des grands. Quelles règles instaurer pour s’assurer d’une consommation saine ? Serge Tisseron, psychiatre, membre de l’Académie des technologies et auteur de 3-6-9-12, apprivoiser les écrans et grandir (2), livre ses conseils pour que ce rite de passage ne tourne pas au fiasco.
Pourquoi est-il si important d’instaurer des règles d’utilisation avec son ado ?
Beaucoup de parents pensent que leur adolescent voire leur pré-adolescent est capable de gérer seul son environnement numérique. Mais, même s’il s’engage à le faire, il n’est pas encore en mesure de contrôler son usage personnel. La capacité d’autorégulation ne s’installe qu’après dans l’évolution du cerveau, autour d’une vingtaine d’années.
C’est pourquoi il est essentiel de fixer des règles au sein du cercle familial. Elles vont protéger l’enfant de l’excès et l’inciter à développer, grâce à son entourage, des capacités d‘autorégulation. Il faut, comme pour la nourriture, apprendre à créer des rituels de bonnes conduites autour des écrans, socialiser leur utilisation. Si les parents ne le font pas, le risque est celui d’une consommation excessive, qui empiètera sur son sommeil, mais aussi sa vie sociale, à travers des difficultés d’attention dans les conversations quotidiennes, et scolaire, avec notamment des problèmes pour se concentrer.
Le portable peut être un moyen de s’émanciper, de s’autonomiser. En en possédant un comme ses camarades, il colle aussi à certaines normes sociales. Comment s’assurer d’une consommation «saine» tout en respectant cela ?
L’ado n’est pas encore en mesure de contrôler son usage personnel
Dans le rapport de l’Unicef Les enfants dans un monde numérique, publié en 2017, on voit que l’utilisation des outils numériques par les enfants a essentiellement des effets positifs. L’utilisation d’un mobile augmenterait le sentiment d’être en lien avec ses camarades, réduirait la sensation d’isolement et favoriserait les amitiés existantes. Encore faut-il que la consommation soit modérée. Une utilisation saine est d’abord celle qui n’empiète pas sur les autres activités et qui se révèle socialisante et créative. Il faut donc toujours savoir ce que l’enfant fait avec ses outils numériques, notamment son portable. Et la seule et unique façon de le faire, c’est d’en parler avec lui.
Comment procéder concrètement ?
D’abord, anticiper. Dès que l’enfant a 8 ans, on peut lui demander si certains de ses camarades ont un portable, lui demander ce qu’il en pense et lui dire à quel âge il en aura un. À mon avis, pas avant la cinquième, mais cela relève du choix des parents et des éventuels trajets que l’enfant doit faire seul pour se rendre au collège. Ensuite, on met en place des règles de base. Ne jamais utiliser le téléphone pendant les repas ou dans la chambre et instaurer un couvre-feu : plus de portable après 22 heures. Les écrans compliquent l’endormissement et perturbent le rythme de sommeil.
On peut aussi définir des tranches horaires pour l’utilisation : deux, trois ou quatre heures par jour. Aux parents de choisir, mais deux heures me paraissent raisonnables. Il sera évidemment possible de «renégocier le contrat» avec l’ado, en fonction des résultats scolaires, par exemple. En revanche, l’absence de téléphone durant les repas et dans la chambre n’est pas négociable. De manière générale, le contrôle horaire doit être maintenu en fonction du comportement de l’ado : certains s’auto-régulent rapidement, d’autres n’y parviennent pas. Enfin, il est essentiel que les parents montrent l’exemple en suivant les mêmes règles.
Y a-t-il des applications à éviter de télécharger pour se prémunir de la surconsommation ?
Non, il faut surtout des repères éducatifs clairs. Au sein de l’association 3-6-9-12 (association créée par Serge Tisseron en 2008 pour protéger les enfants du danger des écrans, NDLR), nous en préconisons trois : l’accompagnement de l’enfant dès le plus jeune âge, l’alternance d’activités avec et sans écrans, et l’apprentissage de l’autorégulation. Sans ce dernier, l’ado aura du mal à gérer la formidable puissance attractive des activités numériques. Aujourd’hui, tous les producteurs de contenus cherchent des procédés destinés à scotcher leurs utilisateurs, quel que soit leur âge.
On le voit dans les jeux vidéo, mais aussi sur Netflix, Netflix Kids ou YouTube. Les parents permettront à leurs enfants de «rester libres» et les protègeront d’une utilisation pathologique en leur parlant, dès trois ans, de l’usage qu’ils font des écrans. Pour éviter qu’ils ne recherchent plus tard des gratifications illusoires sur les réseaux sociaux, il faut aussi les encourager à se socialiser et les féliciter raisonnablement pour ce qu’ils font dans la réalité, dès leur plus jeune âge. Enfin, l’espionnage de l’historique du téléphone est à éviter absolument. L’enfant le comprend tôt ou tard et met en place des ruses qui font peu à peu de lui un enfant cachottier et sournois. Rien ne vaut la confiance.
Quels signes d’une surconsommation doivent alerter ?
L’espionnage de l’historique du téléphone est à éviter absolument
Lorsqu’il préfère rester sur son téléphone plutôt que d’accepter des activités concrètes proposées par ses camarades, comme aller au cinéma, faire du skateboard, se rendre à un concert, etc.
Que faire quand l’utilisation du portable devient source de conflit au sein de la famille ?
Il faut limiter le temps passé dessus et essayer de comprendre ce qu’il se passe.
Des études montrent que les enfants qui ont un usage pathologique du smartphone appartiennent à deux catégories. Il y a ceux qui n’ont pas été encadrés, accompagnés par les parents dans leur utilisation des outils numériques, et ceux en souffrance psychique. Ces derniers risquent une utilisation frénétique des réseaux sociaux pour construire une estime de soi qu’ils ne trouvent pas dans la vraie vie. Il faut bien comprendre qu’un enfant ou un adulte qui se déscolarise fuit toujours le reste. Et s’il y a fuite, il y a souffrance.
De quelle souffrance peut-il s’agir ?
Pour développer une pratique pathologique, il faut avoir quelque chose à oublier. Il peut s’agir d’une souffrance personnelle liée par exemple à une déception affective, ou à une situation de harcèlement. Il peut s’agir aussi d’une souffrance familiale, notamment en lien avec le divorce des parents, ou l’annonce de leur séparation, un déménagement qui a privé l’enfant de ses camarades, ou encore un deuil, notamment celui d’un grand-parent qui lui était très cher. Il peut aussi s’agir d’une phobie sociale.
Mais la raison la plus courante pour laquelle un adolescent s’isole dans les pratiques numériques réside dans la souffrance liée à la crise d’adolescence elle-même. C’est pourquoi il est très important, à cet âge-là, de veiller à la fois à limiter le temps d’écran et à maintenir un lien affectif fort avec son enfant, en lui consacrant du temps, en parlant avec lui de sa scolarité et pas seulement de son travail scolaire, en prenant le repas du soir en commun et, quand c’est possible, le petit déjeuner.